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Café viennois
5 février 2013

les artistes musiciens juifs dans le ghetto et les camps

La musique, dans le ghetto de Varsovie

     Le pianiste Wladyslaw Szpilman, qui travaillait à la radio polonaise, fut, comme tous les Juifs, enfermé dans le Ghetto de Varsovie dès 1940. Il y gagna sa vie en jouant dans les cafés, alors que montait autour de lui, la mière et le désespoir, en attendant les grandes rafles.

Témoignage de Wladyslaw Szpilman

Les apparences de la liberté
     La vie dans le ghetto était d'autant plus atroce qu'elle gardait les apparences de la liberté, au contraire. Il suffisait de descendre dans la rue pour avoir l'impression trompeuse de se trouver au milieu d'une ville comme les autres. Nous ne prêtions même plus attention à nos brassards de Juifs, puisque nous en portions tous un. Après un certain temps, je me suis rendu compte que je m'y étais habitué au point de le voir sur mes amis « aryens » lorsque je rêvais d'eux, comme si cette bande de tissu blanc était devenue un accessoire vestimentaire aussi banal et universel que la cravate.
     Mais les rues du ghetto, et elles seules, finissaient toutes contre un mur. Il m'arrivait souvent de partir en marchant au hasard, sans but précis, et chaque fois j'étais surpris de buter sur l'une de ces barrières. Elles se dressaient là où j'aurais voulu continuer à avancer, m'interdisaient de poursuivre ma route, et il n'y avait aucune raison logique à cela. Soudain, la portion de la rue située de l'autre côté du mur devenait pour moi l'endroit le plus chérissable au monde, celui dont j'avais le plus besoin, qui à cet instant précis recelait tout ce que j'aurais désiré voir... Mais le mur restait le plus fort. Alors je tournais les talons, battu, et l'expérience se reproduisait le lendemain, et le surlendemain, m'emplissant à nouveau du même désespoir insondable.[...]
Surmonter le désespoir en jouant du piano
     Ma carrière de pianiste en temps de guerre a débuté au Café Nowoczesna, rue Nowolipki. Aussi dérisoire qu'elle m'ait semblé, la vie avait fini par me tirer de ma léthargie, me forçant à chercher un moyen de gagner de quoi subsister. Et j'en avais trouvé un, grâce au Ciel. Mon travail ne me donnait guère le loisir de broyer du noir, et puis de savoir que la survie de tous mes proches dépendait de mes maigres cachets d'interprète m'a conduit à surmonter peu à peu le désespoir sans fond dans lequel j'avais sombré.
     Je commençais l'après-midi. Pour me rendre au café, je devais trouver ma route dans le labyrinthe d'étroites ruelles qui se perdaient à travers le ghetto, ou bien, quand j'avais envie d'un peu de changement et d'observer les palpitantes allées et venues des contrebandiers, je longeais le mur d'enceinte. C'était le meilleur moment, pour eux : les policiers, épuisés d'avoir passé la matinée à se remplir les poches, étaient alors occupés à compter leur butin. Des silhouettes furtives apparaissaient aux fenêtres ou sous les porches des immeubles qui jouxtaient le mur avant de se tapir à nouveau dans l'ombre [...].
Le mur du ghetto
Un café fréquenté par les trafiquants
     Le Café Nowoczesna n'était fréquenté que par les richards et leurs cavalières couvertes de diamants et de bijoux en or. Au son des
bouchons de Champagne fusant en l'air, des grues outrageusement maquillées vendaient leurs charmes aux profiteurs de guerre installés devant des tables bien garnies. C'est ici que j'allais perdre deux de mes grandes illusions : celle que nous étions tous solidaires face à
l'adversité, et celle que tous les Juifs savaient apprécier la musique.
     Aux abords du café, les mendiants n'étaient pas tolérés. Des portiers corpulents se chargeaient de les chasser en brandissant leur gourdin alors que les pousse-pousse, qui venaient parfois de très loin, déposaient à l'entrée des hommes et des femmes emmitouflés dans de
confortables manteaux en hiver, la tête couverte de canotiers ou de foulards en soie de France en été. Avant d'atteindre la zone contrôlée par les cerbères, ils repoussaient eux-mêmes les badauds avec leur canne, les traits tordus par le dégoût et l'indignation. Jamais d'aumône :
dans leur esprit, la charité ne servait qu'à décourager les gens. Si vous vouliez gagner autant d'argent qu'eux, il vous suffisait de travailler aussi dur. Tout le monde en avait l'opportunité, de sorte que ceux qui ne savaient pas s'en tirer dans la vie devaient ne s'en prendre qu'à eux. [...]

Chansonnier dans le ghetto
    Au Nowoczesna, personne ne prêtait la moindre attention à ce que je jouais. Plus je tapais sur mon piano, plus les convives élevaient la voix tout en s'empiffrant et en trinquant. Chaque soir, entre mon public et moi, c'était une lutte ouverte à qui arriverait à imposer son vacarme sur l'autre. Une fois, un client a même envoyé un serveur me demander de m'interrompre un instant parce que je l'empêchais d'éprouver la qualité des pièces de vingt dollars-or que l'un de ses commensaux venait de lui vendre. Il les faisait doucement tinter contre le guéridon en marbre, les portait à son oreille entre deux doigts et écoutait intensément la manière dont ils sonnaient, seule et unique musique agréable à son oreille.
Un café fréquenté par des artistes et des intellectuels
     Je ne suis pas resté longtemps là-bas, heureusement. Bientôt, j'ai trouvé un emploi dans un café d'un tout autre genre, rue Sienna, où artistes et intellectuels juifs venaient m'écouter. C'est ici que j'ai commencé à établir ma réputation de musicien et à rencontrer des amis avec
lesquels j'allais passer par la suite d'agréables mais aussi de tragiques moments. Parmi les habitués, il y avait Roman Kramsztyk, un peintre extrêmement doué, très lié à Arthur Rubinstein et à Karol Szymanowski. À l'époque, il travaillait à une remarquable série d'esquisses consacrées à la vie quotidienne dans le ghetto, sans savoir alors qu'il allait être assassiné et que la plupart de ces études disparaîtraient.
Roman Kramsztyk, Un vieux juif avec des enfants, croquis du ghetto vers 1941
Janusz Korczak, autre assidu du café de la rue Sienna, était l'un des êtres les plus exceptionnels qu'il m'ait été donné de connaître, un homme de lettres qui avait l'estime des principales figures du mouvement Jeune Pologne. Ce qu'il racontait de ces artistes était en tout point fascinant. Il portait sur eux un regard marqué à la fois par une grande simplicité et par une une passion contagieuse. [...] Plus que ses écrits eux-mêmes, c'était l'engagement à vivre ce qu'il écrivait qui donnait toute sa valeur à l'homme. Des années auparavant, à l'orée de sa carrière, il avait consacré tout son temps libre et chacun des zlotys qu'il pouvait réunir à la cause des enfants, vocation qu'il allait poursuivre jusqu'à sa mort. Il avait fondé des orphelinats, organisé des collectes et des fonds d'entraide en faveur des petits pauvres qui, grâce à ses interventions à la radio sur ce sujet, lui avaient attiré l'admiration générale et le surnom affectueux de « Papy Docteur » auprès des enfants comme des adultes. Lorsque les portes du ghetto s'étaient refermées, il avait décidé de rester alors qu'il aurait pu aisément se mettre à l'abri, poursuivant son action à l'intérieur, assumant son rôle de père adoptif d'une douzaine d'orphelins juifs, les enfants les plus tragiquement abandonnés de toute la planète. Dans nos conversations animées, rue Sienna, nous ignorions encore sur quelle note admirable, bouleversante, sa vie allait s'achever.
[Note: Janus Korczak choisit de ne pas abandonner les enfants de l'orphelinat, au moment de leur déportation. Il partit, très digne, tenant un enfant dans chaque main, vers les wagons, puis la mort.]
Janus Korczak
Le "Café des Arts"
    Au bout de quatre mois, je suis passé à un autre établissement, rue Leszno cette fois. Le Sztuka (« Les Arts »), principal café du ghetto, se voulait un haut lieu de la culture. Sa salle de concert accueillait de nombreux artistes. Parmi les chanteurs, il faut citer Maria Eisenstadt, dont la voix merveilleuse serait aujourd'hui connue et respectée dans le monde entier si les Allemands ne l'avaient pas assassinée. Pour ma part, je me produisais souvent en duo avec Andrzej Goldfeder, obtenant un franc succès avec ma Paraphrase sur la « Valse de Casanova » de Ludomir Rozycki, dont le texte était dû à Wladyslaw Szengel. Ce dernier, un poète connu, intervenait chaque jour en compagnie de Leonid Fokczanski, du chanteur Andrzej Wlast, de l'humoriste
Wacus l'Esthète et de Pola Braunowna dans un spectacle intitulé Le Journal vivant, une chronique acerbe de l'existence dans le ghetto qui foisonnait de piques audacieuses lancées aux occupants allemands. A ceux qui préféraient la table aux plaisirs de l'esprit, le bar proposait vins fins et délicieuses spécialités comme l'escalope de volaille ou le bœuf Strogonoff. Concerts et cuisine attiraient une grande affluence, si bien que je gagnais assez correctement ma vie à cette époque, de quoi subvenir à peu près aux besoins de notre foyer, où nous étions alors six
     En vérité, j'aurais vraiment apprécié mon travail au Sztuka, d'autant que j'y retrouvais nombre d'amis et que je pouvais bavarder pendant les pauses, si je n'avais pas eu la hantise du chemin de retour à la maison dans la soirée, une perspective qui suffisait à assombrir mes après-midi. On était à l'hiver 41-42, une saison très rude dans le ghetto. [...]
Les rafles : « Une fourmilière affolée »
     À cette époque, nous projetions Goldfeder et moi d'organiser un concert en matinée qui marquerait le premier anniversaire de la formation de notre duo. Il était prévu pour le samedi 25 juillet 1942, dans les jardins du Sztuka. Pleins d'optimisme et entièrement accaparés par ce projet que nous nous étions donné tant de mal à préparer, nous refusions tout bonnement l'idée qu'il puisse ne pas se tenir. Alors que si peu de temps nous en séparait, nous avons préféré croire que ces rumeurs allaient se révéler une nouvelle fois sans aucun fondement. Le 19 juillet, un dimanche, j'aijoué encore une fois en plein air, dans le patio d'un café de la rue Nowolipki, sans me douter un seul instant que ce serait mon dernier concert de l'ère du ghetto. Il y avait foule, certes, mais l'humeur générale était plutôt sombre.
     Ensuite, je suis passé au Sztuka. Il était tard, les derniers clients étaient partis et il ne restait que le personnel qui s'affairait aux ultimes tâches de la journée. Je me suis assis un moment avec le directeur. Soucieux, abattu, il distribuait ses ordres sans conviction, comme pour la forme.
     « Vous commencez déjà à préparer notre concert de samedi prochain ? » lui ai-je demandé.
     Il ne m'aurait pas dévisagé avec plus de stupéfaction si j'avais été en train de délirer devant lui. Puis son expression est passée à une ironie compatissante : de toute évidence, avait-il conclu, j'ignorais les dernières péripéties qui venaient de faire basculer le sort du ghetto.
     « Parce que... parce que vous croyez que nous serons encore de ce monde, samedi ? m'a-t-il interrogé en se penchant vers moi par-dessus la table. [...]
[Finalement, le 16 août 1942, toute la famille Szpilman est arrêtée et conduite vers la sinistrre "Umschlagplatz" d'où partent les convois de déportation.]

Des juifs capturés sont emmenés vers l'Umschlagplatz (1943)
« Eh Szpilman, par ici ! »
     Nous nous sommes préparés au départ. Pourquoi attendre encore ? Mieux valait trouver une place rapidement. A quelques pas du train, les gardes avaient établi un large corridor qui laissait la foule s'écouler vers le convoi.
     Le temps que nous nous rapprochions un peu, les premiers wagons étaient déjà pleins, mais les SS continuaient à pousser les gens à l'intérieur avec la crosse de leur fusil, insensibles aux cris de douleur qui montaient du fond. Même hors du train, l'odeur de chlore gênait la respiration, alors dans cette cohue... Qu'avait-il pu se passer là-dedans pour avoir nécessité une quantité de désinfectant aussi massive ?
    Nous étions environ à mi-chemin de la voie lorsque j'ai entendu soudain crier : « Hé ! Szpilman, par ici, parici ! » Quelqu'un m'a attrapé par le collet et m'a tiré sans ménagement de l'autre côté du cordon de policiers.
    Qui avait osé ?Je ne voulais pas être séparé de ma famille. Je voulais rester avec eux !
    Le dos des gardes serrés les uns contre les autres me bouchait la vue. Je me suis élancé en avant mais ils n'ont pas bougé de leur place. Par-dessus leurs épaules, j'ai entrevu Mère et Regina, que Henryk et Halina étaient en train d'aider à se hisser péniblement dans un wagon. Père restait un peu en arrière, me cherchant des yeux.
    « Papa ! »
    II m'a aperçu, a fait deux ou trois pas dans ma direction et s'est arrêté. Très pâle, il hésitait. Puis ses lèvres tremblantes ont formé un sourire navré, il a levé une main et m'a fait un signe d'adieu, comme si j'étais revenu dans le fleuve de la vie et qu'il prenait congé de moi de l'autre côté de la tombe. Il a tourné les talons.
    Je me suis encore jeté de toutes mes forces contre les policiers.
    « Papa ! Henryk ! Halina ! »
    C'étaient les cris d'un possédé. Je ne pouvais supporter l'idée d'être éloigné d'eux à un moment aussi terrible, la perspective d'être séparé d'eux à jamais.
    L'un des gardes s'est retourné et m'a lancé un regard furibond : « Mais qu'est-ce que tu fiches, toi ? Va-t'en, sauve ta peau ! »
   Me sauver ? de quoi ? En un éclair, j'ai compris ce qui attendait la foule entassée dans les wagons et mes cheveux se sont dressés sur ma tête.
    J'ai regardé derrière moi. L'esplanade presque vide maintenant, les voies ferrés et là-bas les rues, la ville... Aiguillonné par une peur animale, j'ai couru d'instinct dans ce sens.J'ai pu passer une des portes sans encombre car je m'étais glissé dans une colonne d'ouvriers du Conseil juif qui sortaient juste à ce moment.
    Quand j'ai retrouvé une certaine lucidité, j'étais dans une artère inconnue, au pied d'un immeuble. Un SS a surgi sur le perron, accompagné d'un policier juif. Il avait une expression impassible, d'un calme arrogant, alors que l'autre rampait devant lui, empestait le désir de plaire. Il a tendu un doigt vers le train arrêté sur 1' Umschiagplatz et, d'un ton sarcastique, empressé d'établir une relation de camaraderie : « Tiens, regarde, ils partent griller ! »
    J'ai suivi son regard. Les wagons avaient été fermés. Le convoi s'ébranlait lentement, pesamment.
    J'ai pivoté sur moi-même et je suis parti en chancelant devant moi, dans la rue déserte, secoué de sanglots, poursuivi par les cris étouffés de tous ces êtres enfermés dans le train. On aurait cru le pépiement oppressé d'oiseaux en cage qui sentent un danger mortel fondre sur eux.
[Par la suite, quittant le ghetto, caché d'abord par des amis, puis seul dans les ruines de Varsovie, le musicien parviendra à survivre. Il sera, à la toute fin, sauvé par un officier allemand mélomane.]  
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Commentaires
Café viennois
  • je te conterai l'histoire celle qui n'est pas écrite qui vient rarement pour l'exhumation des rêves j'ai pour preuve le silence transpercé de balles c'est pourquoi je parle à voix basse je conterai l'histoire mais ne la répète pas
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